jeudi 13 novembre 2008

UN PORT,UNE VILLE, UNE HISTOIRE PLEINE D'HISTOIRES...

Ce blog s’adresse avant tout à la journaliste de la radio des Hauts de Rouen qui m’a contacté la semaine dernière. Si elle lit ce message, je la remercie de me contacter à nouveau, car j'ai égaré ses coordonnées. Nous avons, en effet, tant d'anecdotes à confier à son antenne, qu'il serait bien dommage que la population rouennaise (connaissant si peu et si mal la vraie vie des dockers de leur port) en soit privée pour être maintenue dans des appréciations toutes plus fantaisistes qu’enjolivées par les détracteurs de cette profession trop décriée, alors qu’elle n’a jamais eu à rougir de son passé.



APERCU DE CE QUI POURRAIT ETRE DEVELOPPE

Traités tantôt comme des révoltés bagarreurs ou relégués au rang de dinosauriens, la corporation a eu surtout le tord d’être difficilement malléable et toujours vigilante quant à ses droits chèrement obtenus, de même qu’à maintenir l’emploi sur l’agglomération en débrayant en solidarité. Le fait est que le métier de débardeur (tel que je l’ai connu de 1969 à 1990) imposait une réelle force mentale et une condition physique suffisante pour pouvoir endurer au quotidien et une vie durant, les rigueurs des variations climatiques tout en manipulant des charges lourdes à bras ou à dos d’homme, sur des distances dépassant les dix à quinze mètres à un rythme soutenu, ceci, durant une dizaine d’heure par jour. Je parle là du vrai docker tel que le concevait la majorité d’entre eux, le gars capable d’aller aussi bien au divers le matin qu’aux 100 kg ou à la farine au mono l’après midi sans rechigner (ce fameux « mono » qui faisait tant trembler les équipes « maison » toutes pétries de leurs certitudes en matière de savoir-faire et engoncées dans leurs petites habitudes, lorsque « leur » contremaître n’avait pas « quelques niches » pour « ses » hommes qui devaient par conséquent jouer les «volants » en se mélangeant à la « masse » pour chercher un trou au risque de se retrouver au mono, ce lieu suintant l’infernal au millimètre, en cas d’embauche difficile. La pénibilité quotidienne du plus grand nombre était vécue par ces « spécialistes » propres sur eux et collés à leur place comme l’huître sur son rocher, comme une réelle aventure dont ils ne goûtaient qu’à contrecœur la « liberté » de décision et de risques inhérents que leur occasionnait cet interlude bien indépendant de leur volonté

Pour ce qui nous concerne, nous les « CARRON » *, nous nous situions sans problème parmi la grande masse de ces « râleurs » mettant en exergue et de façon permanente, la spécificité de ce métier pénible reçu en héritage par notre père qui avait même gravi un à un les échelons de la hiérarchie depuis sa place de muletier, pour devenir tour à tour grutier, docker, contremaître, chef de service, et finalement redevenir docker à 50 ans après s’être opposé aux ordres ridicules d’un ingénieur frais moulu des grandes écoles, tout en se permettant le luxe (certains se seraient empressés d’y courir) de décliner une proposition de chef de service chez LEBORGNE. Le monde des dockers était aussi divers que les marchandises défilant sur ses deux rives du port et la plupart des dockers avait au moins deux cordes à leur arc (nombreux corps de métiers s’y retrouvaient : artistes, policiers, comptables, secrétaires, petits patrons, coiffeurs, etc.), mais de mécanisation en « containérisation » la mentalité combative et le savoir-faire manuel de ce port intérieur (6 h de montée et 6h de descente par rapport au Havre) qui fut classé tout de même premier port d’Europe en sacs manutentionné (individuellement tiré et roulé en wagon, soulevé et creusé par plan en chaland et soulevé et porté à dos d’hommes sur plusieurs mètres à bord) s’est effiloché au fil du temps et nous constatons la disparition effective, dans la conscience de la ville, de l’image de ces hommes de peine ne comptant pas leurs efforts dans un stakhanovisme (relayé par les ondes pour les mineurs après guerre, mais pas pour les dockers dans les années 70) veillant à conserver au port de ROUEN son attractivité « manuelle » par rapport à son voisin géant précité, dans une compétition ayant surtout lieu en interne entre équipes du pont 1 et 2 des monos visant à faire « claquer » les 1000 T après 10 heures de suée pour un rendement de 77 centimes (de francs) de la tonne hors norme au début des années 80. Les cales sont devenus carrées et les marchandises sont formatées dans des boites comme le sont de plus en plus les humains chargés d’en assurer (pour le moment) le transit. Comme un baromètre annonçant le grain, la vie du port tend à ressembler à cette étrange société sans boussole : tout est, restreint, policé, régenté, réglementé en sa base et libéralisé, dérégulé, démesuré, déshumanisé en virant au gigantisme le plus dangereux parce qu’exacerbé en son sommet aveugle. La pyramide ne marcherait-elle pas sur la tête au point de rendre le Golem cul de jatte ? Claude CARRON


* Le travail de docker se faisait généralement par voie familiale comme chez les mineurs ou les marins et les grandes familles (CARRON : père, 5 fils et un beau frère) entraînaient généralement dans leur orbite des amis ayant le même profil psychologique. Ainsi notre famille comptait dans son sillage une trentaine de personnes supplémentaires restant en contact professionnel et social permanent et étaient identifiés par les cercles de contacts plus éloignés, comme étant des « CARRON », assimilés tacitement à la manière des clans écossais. Ce système d’identification par assimilation (groupes sociaux) est sans doute dû à l’aspect aléatoire du mode de fonctionnement d’intermittents professionnels régi par le BCMO chargé de veiller à la disponibilité des personnels en fonction de la demande des transitaires.